STRIPPED MEMORY (ESHALINEVA)

Beaucoup de gens auraient dit que la bataille était terminée, mais pour Eshalineva, les choses ne faisaient que commencer. Les tentes de soins dressées par les forces réunions des Mages Libres de Kirkwall et de l’Inquisition étaient de vraies ruches d’activité, en tout cas, pour les soigneurs (mages ou pas) qui œuvraient là. Eshalineva, bien sûr, en faisait partie.

Avec son yeux fatigués derrière ses vallaslin, ses cheveux tressés à la va-vite défaits et emmêles, et sa tunique couverte de taches de sang, elle donnait clairement l’impression d’en avoir déjà fait beaucoup – mais elle n’était pas prête à y mettre fin. Car les blessés arrivaient toujours, de plus en plus nombreux – certains marchant encore, soutenus par certains de leur camarades, d’autre portés sur des brancards, gémissant ou parfois totalement inconscients. Si, bien sûr, bon nombre d’entre eux étaient « simplement » blessés – contusions, coups d’épées, têtes de flèche encore enfouies dans la peau – une autre variété de blessure se faisait sentir. Brûlures, membres écrasés, yeux aveuglés et tympans brisés : toutes les traces d’une explosion. Parfois, certains leur glissaient des nouvelles, se contredisant entre eux souvent… Une explosion avait rasé la Flèche Blanche, causée par des mages, des templiers, par le Garde-Capitaine Felix, par l’Inquisiteur, par une Main de la Divine, par Faustine elle-même. Certains avaient réussi à fuir – Athanasia, Félix, tous les deux, à moins que les deux n’aient tenté de s’entre-tuer ? En tout cas, il y avait une chose sur laquelle tout le monde semblait s’accorder : Faustine V était morte.  

Eshalineva savait que cela allait avoir beaucoup d’importance dans le futur… pour l’heure, cependant, elle n’avait pas le loisir de s’en préoccuper. Bien trop de blessés avaient besoin de ses soins. La Dalatienne avait déjà beaucoup d’expérience de vie, et avait déjà servi de médic dans quelques situations d’urgence – attaques, combats ou catastrophes. Si ce genre de situation ne devenait jamais normale – le chaos, le nombre de blessés, et les morts, trop de morts, malgré ses meilleurs soins – elle avait appris à faire la part des choses. Elle gardait son sang froid – elle devait rester maître d’elle-même à tout prix, jusqu’à la fin. Il y avait des vies en jeu.

Plus que toute autre chose, il lui semblait parfois que la caractéristique la plus importante pour un médecin était la résistance à la pression.

Du coin de l’œil, elle remarqua que quelqu’un était en train de bouger. L’elfe dont elle s’était occupé un peu plus tôt… Inconscient jusqu’à présent, il était en train de se réveiller. Il avait été bien amoché pendant les combats – à la tête et au pied, principalement, mais il était couvert de contusions partout ailleurs – et c’est pourquoi elle ne put que sursauter et interrompre ce qu’elle était en train de faire en le voyant se relever. « Non, non-non-non ne bouge pas ! » Elle se précipita vers l’elfe – juste à temps pour le voir s’affaler au sol. Elle laissa échapper un soupir. « Ugh... Tout va bien. Du calme. » Elle s’agenouilla et aida le blessé à se coucher sur sa paillasse, observant sa cheville en fronçant les sourcils. Il avait intérêt à la laisser tranquille, s'il ne voulait pas risquer de boiter par la suite.

L'elfe était confus, agité – comme l’étaient souvent les gens qui s’éveillaient d’un coma. Son trauma à la tête avait dû le plonger dans l’inconscience : il avait eu de la chance que quelqu’un penne la peine de le porter en sécurité. Il balbutia quelques questions, confus, déstabilisé. Qui était-elle ? Où était-il ? Pour cela, au moins, elle pouvait le rassurer. « Je m’appelle Eshalineva. Je t’ai mis tes bandages, mais si tu bouges trop, tu risques d’empirer les choses. » Elle plongea ses yeux dans les siens, pour s’assurer qu’il n’était pas perdu au point de ne pas la comprendre. Elle avait déjà eu bien des soucis avec biens des patients – et n’avait clairement pas le temps de gérer ça en ce moment. « Nous sommes dans le campement de l’Inquisition. L’assaut est terminé… Tout va bien. » Difficile de savoir s’il fallait parler de victoire après ces derniers événements, mais ce n’était pas le moment d’y réfléchir.

Eshalineva avait l’habitude des réveils difficiles, chez ses patients. Regagner sa conscience après un coma n’était jamais une mince affaire, surtout avec un traumatisme à la tête, et il n’était pas surprenant que l’elfe soit confus et se sente mal. Ce qui inquiétait un peu plus la doctoresse, c’était le fait qu’il ne semble pas se souvenir de quoi que ce soit… Posant une question sur son appartenance à l’Inquisition et ne semblant même pas comprendre de quel « assaut » elle parlait. Amnésie, songea-t-elle, préoccupée. Temporaire, espérons. Mais si elle avait des raisons de s’en faire à ce sujet, elle évita soigneusement de le montrer. Elle ne pouvait se permettre d’inquiéter ses blessés, surtout dans cette situation de crise. Les choses étaient déjà assez compliquées comme ça.

Heureusement, l’elfe semblait relativement calme. La dalatienne espérait qu’il le reste.

En plus, elle ignorait la réponse réelle à sa question. Appartenait-il à l’Inquisition ? Elle ne croyait pas. Elle ne le reconnaissait pas (mais elle ne pouvait pas se vanter de connaître tout le monde dans l’organisation) et avait cru comprendre de ceux qui l’avaient déposé dans la tente des blessés qu’il était l’un des mages rebelles. "Tu es un de nos alliés, oui. Mais je crois que tu fais partie de la rébellion mage." Peut-être ces informations l’aideraient-elles à retrouver quelques souvenirs… même s’il fallait que ça prenne quelque temps. Sinon… il faudrait trouver quelqu’un qui le connaisse déjà et qui en saurait plus. Mais chaque chose en son temps.

Elle observa ses blessures, s’enquérant d’un œil critique de son état. Lui-même était curieux quant à ce dont il souffrait. Elle le laissa tâter les bandages sur sa tête, pour se rendre compte lui-même de ce qu’il en était. "Tu as été blessé à plusieurs endroits… Une cheville cassée, une blessure à l’oreille gauche, une grosse contusion à la tête... Heureusement pour toi, tu es aussi tombé sur une bonne soigneuse." Après son arrivée, elle l'avait ausculté, avait lavé et désinfecté ses plaies, bandé ce qui devait l'être... Ses jours n’étaient pas en danger, et à moins qu’il ne fasse trop de bêtises – ce qui ne semblait pas être dans ses intentions – sa cheville se remettrait sans doute sans trop de complications. La blessure à la tête était plus problématique : ces dernières pouvaient parfois être lourdes de conséquences, même des années après leur guérison apparente. D’ailleurs, sa confusion actuelle en était plus que probablement une conséquence.

Mais les choses auraient pu être pires. Aucun besoin d’amputation, par exemple – certes, il avait perdu un lobe d’oreille, mais aux yeux de la Dalatienne qui, à peine une heure plus tôt, avait dû scier une jambe réduite en charpie pendant que son propriétaire lui hurlait de la lui laisser, c’était un moindre mal.

Mais elle doutait que son patient n’ai envie d’entendre ce genre de comparaisons.

-"Ne t’inquiète pas si tu te sens encore troublé", déclara-t-elle plutôt d’une voix qui trahissait tout de même une certaine tension. "Tu as reçu un coup sur la tête, c’est normal que les choses soient encore un peu floues. Prends ton temps, ne force pas. Tout te reviendra." Dit comme ça, ça semblait évident. Elle espérait avoir raison. Elle ferma brièvement les yeux, soudainement fatiguée. Elle aurait aimé pouvoir dormir un peu. Ou faire quelque chose pour contrer ce mal de tête qui pointait.

Sortir et prendre l’air. Dès que son assistante reviendrait avec les bandages qu’elle lui avait demandés. Si aucune catastrophe ne s’était déclarée d’ici-là.

-"Est-ce que tu as mal quelque part ailleurs ? Il y a eu une explosion, tu as peut-être reçu un choc." Les blessures n’étaient pas toujours apparente, et à présent qu’il pouvait parler, elle pouvait toujours lui poser la question. Elle pouvait déjà constater qu’il n’avait pas de troubles d’ouïe ou de vue. C’était un bon point, car ça, elle n’aurait pas pu y faire grand-chose. Elle était peut-être douée, mais elle ne pouvait pas faire de miracles.

Eshalineva laissa à l’autre elfe le temps de prendre conscience de ses propres blessures par lui-même. Il semblait calme mais songeur, ce qu’elle pouvait comprendre : il devait être très déconcertant de se réveiller sans souvenir de qui l’on est. Elle secoua la tête quand il lui demanda si elle était au courant. "Je ne sais rien de plus que toi." Elle pourrait toujours essayer de retrouver les hommes qui le lui avaient porté, mais elle n’était même pas sûre qu’ils le connaissent personnellement. Peut-être n’avaient-ils fait que sauver un allié inconnu.

Il disait ne souffir de rien d’autre – à première vue, en tout cas – mais aurait voulu sortir. Eshalineva rouvrit les yeux et secoua la tête. "Ce n’est pas raisonnable…." Elle parlait moins de sa cheville que des circonstances – les blessés qui continuaient d’arriver, les morts, les autres. Quand bien même un coup d’air pourrait réellement lui faire du bien…

Il lui ferait du bien à elle aussi. Elle s’en faisait encore la réflexion là, tout de suite.

-"Ah, Pauline." Une jeune femme venait d’entrer dans la tente, une humaine d’à peine plus de 19 ans qui servait d’assistante à la Dalatienne. C’était une orlésienne, une fille de bonne famille qui avait été destinée à devenir sœur à la Chantrie avant de rejoindre l’Inquisition ; une gentille fille, bien que clairement dépassée par les événements. C’était sa première expérience de ce genre, et Eshalineva devait reconnaître qu’elle ne commençait pas en toute simplicité. Elle ne s’était probablement pas attendue à tous ces blessés – et à tous ces grands brûlés survivants de l’explosion.

L’elfe la regarda d’un air critique. La gamine n’avait pas l’air prête à être laissée seule. Mais il fallait bien commencer quelque part. "Je vais te laisser en charge un instant," lui annonça-t-elle, continuant sans attendre pour couper court au voile de panique qui traversait déjà son visage. "Contente toi de t’occuper des dernières brûlures – seulement les plus importantes – il devrait rester du baume. Mais économise-le. On risque d’en avoir encore besoin. S’il y a une urgence, une arrivée ou une nouvelle explosion-catastrophe… Je ne suis pas loin. Et lave-toi les mains !" Elle retourna son attention sur son patient. "Très bien. Je vais t’aider…" Elle lui tendit le bras.

Son assistante avait pris une couleur très pâle… Eshalineva la rassura d’un geste de la main – elle serait revenue très vite. Elle avait juste besoin d’une petite pause... La question du baume restait cependant problématique – encore une fois, personne ne s’était attendu à autant de brûlés, et il faudrait probablement en refaire… d’une façon ou d’une autre. Eshalineva avait déjà eu une grosse dispute avec le quartier maître de l’Inquisition à ce sujet – l’homme ne l’appréciait pas beaucoup.

Elle et son compagnon sortirent. L’air n’était pas spécialement agréable à l’extérieur – sur un camp de bataille, il ne l’était jamais… L’odeur de l’explosion, qui n’avait pourtant pas eu lieu si près, flottait toujours dans l’air – un mélange de fumée, de poussière, et d’autre chose d’indéfinissable. Au moins l’atmosphère semblait-elle moins suffocante qu’à l’extérieur.

-"Il y a ici des gens de l’Inquisition et de la Rébellion", annonça-t-elle en regardant l’activité aux environs. Personne n’avait l’air de s’intéresser à eux. "Quelqu’un te reconnaîtra peut-être, ou alors, tu reconnaîtra quelqu’un. Il faut juste de la patience. J’ai déjà eu un patient qui est resté plus de trois ans sans aucun souvenir de son identité. Je reprenais des nouvelles à chaque fois que je passais dans sa région. Il y a quelques mois, j’ai reçu une lettre – il venait de se souvenir de son passé. Il n’a pas voulu me dire de quoi il s’agissait, par contre." Elle eut un petit rire. L’homme en question avait un visage patibulaire et le physique d’un combattant : elle n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’il ait été un repris de justice.

Cet amnésique-ci n’avait pas l’air d’un repris de justice, par contre. Encore que… On ne pouvait jamais savoir…

-"Tu penses être un mage ?" La question lui avait traversé l’esprit. Soigner les mages n’était pas toujours facile. Elle avait déjà été confrontée à une jeune femme qui avait congelé la moitié de sa chambre pendant qu’elle était fiévreuse. La dalatienne avait manqué d’y perdre un doigt. Depuis, elle se posait la question face à chacun de ses patients. "Tu peux essayer de faire un peu de magie, pour voir, mais… rien de trop fatiguant. Ou de dangereux, en fait. On a déjà assez de blessés comme ça."

Eshalineva gardait un œil sur son patient, mais il fallait avouer que cette sortie était aussi un peu pour elle. Elle n’aurait pas laissé sa consœur en charge, autrement. Elle avait besoin de faire une pause, si elle ne voulait pas finir par craquer… Bon, après, c’est vrai qu’il y aurait eu plus agréable, comme pause, que de se retrouver dans à l’entrée d’une tente d’infirmerie, dans un campement de guerre, avec un amnésique, mais on prenait ce qu’on pouvait.

-"Pour rien, pour rien." Il disait que trois ans, c’était long, et il avait raison bien sûr, mais Eshalineva savait aussi que certaines personnes ne retrouvaient jamais leurs souvenirs. Ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait soigner ; même les plus grands spécialistes de Thédas ne pouvaient pas faire grand-chose à part observer le phénomène. Peut-être qu’un jour il serait possible de soigner la chose. De mener des opérations délicates, à même le cerveau des gens. Ouvrir un crâne, le refermer… Quelle merveille ce serait ! Pas de son vivant, pourtant, personne à l’heure actuelle n’était encore capable de telles prouesses. Du moins, pas en gardant le patient vivant.

Fatiguée, elle protesta à peine quand l’elfe lui demanda de s’éloigner pendant qu’il testait sa magie. Ce n’était pas très rassurant, mais elle s’était perdue dans ses pensées, et de toute façon, il fallait bien qu’il essaie… Autant qu’il le fasse à l’extérieur… Elle l’observa de loin.

Peut-être pourrait-elle essayer sur quelqu’un de déjà mort. Observer ce qui se passait, littéralement, à l’intérieur de la tête des gens. Etudier cela en détail. Faire des schémas. Des dessins anatomiques. Des comparaisons. Cerveau sain contre cerveau amnésique. Quels dommages pour quelles conséquences ? Elle regarda l’elfe. Si vous veniez à mourir, accepteriez-vous que je dissèque votre cerveau ? Non. Ça sonnait mal.

Un pic de glace jaillit des mains de son patient et alla se perdre dans la tente médicale.

-"Fenedhis !"

Elle sursauta en lâchant un juron, revint à la réalité d’un coup, et rejoignit la tente en vitesse – "Pauline ?" – remarquant rapidement qu’aucun dommage trop grave n’avait été fait – "Tout va bien ? Ne fais pas cette tête ! J’arrive !" – et puis se retournant vers l’amnésique – "Je crois que ça suffira comme ça."

Elle secoua la tête, en rejoignant le mage – puisque, clairement, il en était un. Ce n'est pas que ça la dérangeait ; elle n'avait rien contre les mages, et elle était pour leur rébellion... C'est juste qu'elle avait peur que ça lui cause des soucis. Elle ne pouvait lui en vouloir, bien sûr. Mais bon sang. Quel métier.

-"Ca va aller ? Tu t'es blessé ?" L'éclat ne semblait pas l'avoir touché, mais on était jamais trop prudent. Qu'il dise qu'il ne se sentait toujours pas à l'aise avec sa magie, ça ne la rassurait pas trop. Elle n'aurait pas voulu qu'il ne mette accidentellement le feu à tout le campement. En même temps, il était loin d'être le seul mage blessé du jour. "Je pense que oui, ton amnésie y est pour quelque chose. Mais je ne suis pas mage moi-même, je ne peux que moyennement t'aider sur ce plan. Il faudrait..." Elle étouffa un bâillement. "...demander à un spécialiste." Il devait y en avoir, dans les parages, parmi les rebelles et le reste.

-"Est-ce que tu te souviens, au moins ? Des raisons de la rébellion mage, du retour de l'inquisition, et du reste ?" Les noms lui semblaient au moins familiers, et elle avait appris que certaines pertes de mémoire ne touchaient que les informations personnelles, pas les faits généraux sur le monde.

Eshalineva éloigna ses excuses d'un geste brusque de la main "C'est rien, c'est rien" en gardant quand même les sourcils froncés. Elle était un peu à cran, mais elle ne pouvait pas lui en vouloir à lui : c'était elle qui lui avait proposé de tenter d'utiliser la magie. De toute façon, il y avait eu plus de peur que de mal... L'éclat de glace n'avait pas fait de dégâts, si ce n'est - elle le remarqua avec une grimace - à l'arcade sourcilière de l'elfe, qui ne semblait même pas avoir remarqué qu'il saignait légèrement.

-"Tu saignes un peu." Elle approcha son visage de la coupure, juste quelques instants. "Rien de grave. Ca peut attendre." En temps normal, elle aurait ausculté la chose plus en détail, optant peut être pour une désinfection et un pansement ou quelques points de suture, mais dans l'était actuel des choses... Il y avait des choses plus graves à gérer. "Allons nous asseoir quelque part... Juste le temps de souffler un peu. Pauline gère les choses à l'intérieur." La dernière phrase n'était même pas vraiment adressée à son patient, c'était plus un façon de s'en convaincre elle-même : lui n'en avait probablement rien à faire.

L'elfe lui expliqua ensuite qu'il avait instinctivement reconnu le mot qu'elle avait laissé échappé - fenedhis ! - et compris sa signification en dalatien. Etait-il dalatien lui-même ? Il avait en tout cas l'air de se oser la question, et c'est vrai que la chose semblait possible. C'était presque amusant : est-ce qu'il retrouverait la mémoire grace à l'incroyable pouvoir des grossièretés ? Si c'était le cas, ce serait une nouvelle histoire pour elle, à raconter pendant ses soirées à la taverne.

-"Peut-être..." Elle ne s'était pas vraiment posé la question, en le voyant, étant donné qu'il ne portait pas de vallaslin. Mais il était vrai que de plus en plus de dalatiens délaissaient la pratique, suite à quelques controverses quant à la vraie signification de ces tatouages... Eshalineva elle-même s'était fait faire les siens à la fin de l'adolescence, mais c'était un choix personnel plus qu'une réelle obligation, dans son clan. Elle portait la marque du Sylaise, qui encadrait son œil gauche ; l'encre était brune, proche de son ton de peau, ce qui rendait le dessin un peu moins visible que s'il avait été noir. Surtout quand, après une journée intense dans une infirmerie de guerre, elle n'était plus très fraîche. "Je suis dalatienne, oui. Du clan Lavellan." C'était déjà un clan dont on pouvait exclure que l'inconnu venait : elle l'aurait reconnu. Elle désigna son tatouage d'un tapotement du doigt. Sylaise... La déesse associée aux herbes médicinales, et aux soins en général. Vu sa vocation, la jeune femme n'avait pas du réfléchir très longtemps avant de choisir de porter ses marques sur son visage... Et ce, même si elle n'était pas très croyante à la base. "Tu n'as pas de vallaslin, mais ce n'est pas à exclure... Ou alors, tu connais juste des insultes dans toutes les langues de Thédas, c'est pas à exclure non plus."

La soigneuse elle-même connaissait des insultes dans presque toutes les langues de Thédas, et considérait que c'était un savoir important et intéressant dont elle pouvait être fière. Elle pouvait soigner n'importe qui, quelque soit leur origine ou leur faction - et elle se réservait aussi le droit de traiter tous ses patients d'idiots dans leur langue maternelle s'ils le méritaient.

Ils marchèrent vers un banc - Eshalineva guidant le mouvement en soutenant toujours l'elfe à la cheville abîmée. "De quel clan tu viendrais ?" Peut-être pouvait-il instinctivement s'en souvenir, même si elle en doutait - il n'avait même pas l'air de connaitre son nom.  

Les choses ne s’éclaircissaient décidément pas pour l'amnésique. Étrangement, il disait sentir une connexion avec les elfes citadins et les dalatiens, comme s'il avait été les deux à la fois : un drôle de phénomène qui lui faisait penser qu'il avait peut-être quitté son clan quand il était jeune. Ca aurait aussi expliqué l'absence de Vallaslins sur son visage. Rien ne pouvait être complètement certain, à ce stade, mais c'était une piste... Il mentionna l'idée d'écumer tous les clans de Thédas sur les traces de so identité, idée qui semblait plutôt dangereuse par les temps qui couraient - surtout en tant que mage : dans tous les cas, il devait attendre d'être soigné avant de se lancer dans une telle entreprise. "Peut-être que tu as un parent des cités et un parent dalatien ?", hasarda-t-elle, car cela aurait aussi pu expliquer certaines choses... En tout cas, il avait bel et bien l'air d'un elfe pure souche, sans sang humain... Mais ça ne voulait pas dire grand chose.

Assis, ils regardèrent les gens s'activer autour d'eux pendant un moment. En toute franchise, ça plaisait un peu à Eshalineva que ce ne soit pas elle qui s'active autant, pour une fois. "Ah !", rit-elle quand il s'excusa de ses questionnement existentiels d'amnésique, disant qu'elle aurait probablement préféré faire autre chose que l'écouter. "A choisir, je préférerais être bien installée dans un hamac, bien confortable, tu sais, ni trop mou ni trop ferme, à l'ombre d'un arbre, avec une petit brise agréable et quelqu'un qui joue de la flûte à côté. Mais on a pas toujours ce qu'on veux dans la vie, n'est ce pas ?" Elle plaisantait, bien sûr - et pour dire la vérité, une vie d'oisiveté ne lui aurait jamais convenu. Être docteur avait toujours été une vocation. Même dans des moments comme celui-ci, elle n'avait pas de regrets... Elle était née pour faire ça. "Mais sérieusement. Ne t'en fais pas pour ça. Je peux comprendre, ça ne doit pas être facile." N'importe qui dans sa situation aurait été confus, déphasé, et plein de questions. Et puis, il avait raison... Peut-être cette amnésie était-elle réellement une chance de tout recommencer à zéro. Elle était sûre que bien des gens dans le monde auraient rêvé d'une telle opportunité.

Elle se frotta les yeux et passa une main dans ses cheveux emmêlés. "En tout franchise, je devrais retourner dans la tente.... Cette pauvre Pauline doit être débordée..." Elle regarda dans le vide sans faire mine de se lever. "C'est une gentille fille, motivée, mais je ne sais pas si elle est prête pour tout ça. Trop jeune... Enfin, elle apprendra..." Et puis, adressant un maigre sourire à son compagnon, elle lança : "Hé, qui est l'elfe déphasé qui monologue, maintenant ? Je suis désolée. La journée a été longue."

Elle se remit à regarder les gens - des mages rebelles, des membres de l'Inquisition, travaillant pour l'heure ensemble avant leur prochaine séparation. Elle se fit songeuse. "Pour ce que ça vaux, je crois que ce n'est pas le pire endroit pour quelqu'un dans ta situation. Que ce soit Kirkwall ou Therinfal - ce sont les endroits les plus sûrs pour un mage comme toi, ces jours-ci." Tevinter ne comptait pas, surtout pour un elfe... L'Imperium restait un endroit où elle-même avait toujours rechigné à mettre les pieds. "Il y a des gens de toute sorte, ici. Si tu veux... Te poser, attendre que les choses te reviennent."

L'elfe semblait se dérider - non qu'il ne soit complètement détendu et rigolard, son état du moment étant peut-être un peu trop délicat pour ça, mais il souriait et la suivait dans ses plaisanteries. Eshalineva avait déjà remarqué que les situations difficiles avaient souvent tendance à faire ressortir une certaine forme d'humour chez un type de gens, un humour un peu fatigué et désabusé, mais un humour quand même. En tout cas, c'était tout à fait son genre à elle. Elle supposait que c'était un moyen de décompresser ou de se défendre contre le reste du monde.

Et puis, il y avait quelque chose d'agréable à juste rester assise, là, avec cet autre "elfe déphasé" au milieu de toute cette agitation. C'était un moment de calme partagé... Elle ne savait pas qui il était, ce qu'il avait fait dans le passé, ni quoi que ce soit ; mais pour l'heure, peu importait.

En tout cas, il était intéressé par Therinfal. Il comptait quand même retourner à Kirkwall dans un premier temps - ça semblait quand même être le meilleur endroit pour récolter des informations sur son identité - mais après ça, il semblait considérer l'idée de recommencer à zéro au sein de l'Inquisition. Bien sûr, Eshalineva était tout à fait pour. Therinfal restait sa maison du moment ; elle ignorait combien de temps elle y resterait, mais pour l'heure, elle pensait pouvoir encourager l'elfe à faire ce choix.

-"Je suis sûre que tu serais le bienvenu, si c'est ce que tu veux. Comme je t'ai dit, il y a des gens de tous les horizons, à l'Inquisition... On reçoit des volontaires de partout, des gens qui ont envie de se rendre utiles, tout ça. Et c'est sûr - pour l'instant, en tout cas." Tout autant que Kirkwall, lui semblait-il, si pas plus. S'il voulait vraiment recommencer sa vie quelque part, ça pouvait tout aussi bien être là. "Et puis... je garderai un œil sur cette blessure à la tête, comme ça. Il faut la surveiller." Que ce soit pour la soigner ou simplement pour observer son évolution, ça l'intéressait. Qui sait, peut-être en apprendrait-elle d'avantage sur le fonctionnement de la mémoire et sur ses défaillances... Et même si ce n'était pas le cas, ce ne serait jamais inutile.

Ils parlèrent de son assistante. Eshalineva rit un peu. Pauvre Pauline... C'est vrai qu'elle n'était pas gâtée par cette journée non plus. Il faudrait qu'elle se souvienne de lui offrir un verre, de retour à Therinfal. "Oui." Oui, il avait raison - elle ne pouvait pas laisser la novice en charge si longtemps. La jeune femme avait déjà fait plus que ce qu'on ne pouvait décemment lui demander, pour une débutante... Et la pause avait assez duré. Elle ne s'était pas engagée dans l'Inquisition pour bailler aux corneilles... surtout quand il y avait à faire. "Désolée de couper court à ta sortie, quand même. Je veux dire, crois moi, je peux comprendre que tu aies envie de prendre l'air. L'idéal, ce serait d'essayer de dormir..." Elle se doutait bien que s'endormir dans une infirmerie ne devait pas être facile - mais mieux vallait ça que de rester les bras ballants à ressasser ses pensées, se disait-elle. Elle aurait peut-être pu le laisser là tout seul, mais... non, dans son état, ça aurait été irresponsable.

Elle pris une inspiration, comme pour se donner du courage, et se leva brusquement. "Pas pour moi, par contre. Pas de repos pour les braves." Elle tendit la main à l'amnésique pour l'aider à se relever, et, ensemble, ils se dirigèrent vers la tente. L'intérieur était tel qu'ils l'avaient laissé - avec un trou dans la toile tendue en plus. Pauline ne cacha pas son soulagement, et offrit directement d'accompagner l'amnésique jusqu'à son lit pour qu'Eshalineva puisse reprendre ses propres tâches... mais avant ça, la dalatienne s'adressa encore une fois à son patient.

-"Hey... Encore une chose. Je sais que c'est compliqué, mais... Pour l'instant, quand je pense à toi dans ma tête, je ne peux te nomme que "mon patient" ou "mon amnésique"." Elle inclina sa tête.. "Il y a un nom qu'on pourrait utiliser pour toi ? Faute de mieux, en attendant ?"