N'oublie pas ton rang | Rhea Pavus

N'oublie pas ton rang

Aujourd’hui c’est décidé : je vais avoir une discussion avec Rhea. Fini de s’ignorer pendant toute la journée, finis les dîners durant lesquels nous n’échangeons pas un seul mot, fini cet insupportable silence entre nous. Je suis fatiguée de cette barrière qui subsiste. J’en ai assez que ma fille préfère me fuir plutôt que de m’affronter. Et, si ce n’est pas moi qui crève l’abcès, Rhea ne le fera jamais.

Elle se complait dans cette situation. Elle préfère se murer dans le silence, loin de moi et du reste de sa famille, avec pour seule compagnie les livres et son imagination. Cela l’arrange bien de nous tenir à l’écart de sa vie, moi en particulier. Je sais que je n’ai pas toujours été là pour elle, que je l’ai souvent abandonnée quand elle a eu besoin de moi, je le sais mieux que quiconque. Ma culpabilité me ronge et la froideur de Rhea à mon égard empire les choses. Si je fais des efforts pour essayer de rétablir la communication entre nous, elle s’obstine à me fermer la porte.

Alors je prends mon courage à deux mains et quitte mon bureau pour me rendre dans les appartements où Rhea reste enfermée toute la journée. Elle ne quitte sa chambre que par nécessité, ou bien pour se rendre dans la bibliothèque, sa pièce préférée de la demeure. A cette heure-ci, c’est d’ailleurs là-bas que j’espère la trouver. Elle préfère largement rester fourrée le nez dans un bouquin plutôt que de fréquenter les autres gamins de son âge. D’un autre côté, je comprends pourquoi. Ces derniers ont tendance à la prendre de haut, à la mépriser parce que le Créateur ne lui a pas accordé ses dons de magie et parce qu’elle est déficiente, comme ils le disent si bien.

Moi-même, au début, lorsque je l’ai appris, je dois admettre avoir été repoussée par cet état de fait. Je l’aimais, bien entendu, parce qu’elle était ma chair et mon sang, mais il m’était impossible d’ignorer la déception qu’elle représentait. Je l’ai vue comme un échec. Pire, comme une erreur. De son côté, Nero s’est acharné sur la pauvre enfant. Il a tout tenté pour essayer de déclencher les pouvoirs de Rhea… En vain, car ces derniers demeurent obstinément muets. Je sais qu’il avait placé de grands espoirs dans sa fille, aussi, je saisis l’ampleur de son amertume.

Mon cœur s’emballe quand je pousse la lourde porte en bois de la bibliothèque. La douce atmosphère de la pièce, éclairée à la lueur des bougies et chauffée par une grande cheminée, m’apaise cependant rapidement. Je crois que je comprends pourquoi Rhea apprécie autant cet endroit.

J’avance dans la salle lorsque l’écho d’une voix me parvient : celle de Rhea. Mais avec qui… Je me fige en étendant une seconde résonance lui répondre. Je réalise soudain qu’il s’agit de l’un de nos esclaves. Agacée, je me dirige rapidement vers leur position.

C’est bien que je pensais. Je trouve Rhea, assise sur une table, penchée sur un épais volume avec cet...elfe. Qu’il ait osé défier mon autorité me met dans une profonde rage. Je lui avais pourtant ordonné de ne plus s’approcher d’elle. La seule idée que cet être de rang inférieur puisse côtoyer ma fille me débecte.

« TOI. » Je gronde, attirant soudainement leur attention. « Je t’avais dit de rester éloigné d’elle. »

L’esclave se lève précipitamment, faisant chuter la chaise sur laquelle il était assis. La terreur peut aisément se lire sur son visage. Il n’avait certainement pas prévu que je les prenne sur le fait. Il faut dire que je m’aventure peu dans cette partie de la demeure, j’évite en général de venir déranger Rhea dans le cocon qu’elle s’est attribuée. Mais cette journée était différente, et me voilà déjà contrariée…

« Sors d’ici. » Je lui ordonne ensuite, d’une voix froide et contrôlée. « Tout de suite. »

L’elfe ne se fait pas prier. Il s’éclipse en quatrième vitesse, me laissant seule avec ma fille. Je la devine contrariée.

« Rhea. » Je m’adresse à elle, tâchant de prendre une voix plus adoucie. « Tu sais que je n’aime pas te voir fréquenter les esclaves. »

Codage par Libella sur Graphiorum